J’ai mis du temps à comprendre que, comme les régimes qui l’ont précédé, le CNRD a eu le courage saillant de placer les crimes humains dans la corbeille de l’oubli et de l’indifférence. La rapidité, l’ingéniosité, l’habileté, la finesse, le professionnalisme et l’agitation par lesquels la Cour de Répression des Infractions Économiques et Financières a été mise en place sont impressionnants : quelques jours pour monter une juridiction spéciale, mais d’interminables années pour construire un seul bâtiment qui doit abriter le procès de l’un des événements les plus saumâtres de la Guinée contemporaine ! Et les arguments montrent leur absurdité : « Tournons la page et pardonnons » quand il s’agit des crimes étatiques de sang depuis le premier régime, mais « aucun détournement, depuis la création de la République, ne sera omis. » lorsqu’il s’agit des crimes financiers, étatiques ou particuliers.
Le sang est absorbé par la terre insensible, les cordes des pendaisons se sont escamotées sous la rudesse du temps, les jérémiades des victimes s’élargissent aux petits-enfants, l’arrogance des bourreaux se hisse au faîte de l’orgueil, les âmes des martyrs déambulent dans les cieux en attendant d’être inscrites au rôle d’un quelconque tribunal… L’Etat guinéen est au courant de toute cette ambiance lugubre, mais il préfère se ranger du côté l’indifférence, de l’insensibilité, de la farce, de l’imposture, du cinéma. Sous toutes ses gouvernances, l’Etat n’aura fait que tuer en assombrissant l’horizon de la justice. Il a enterré tous ses cadavres dans le cimetière de sa balourdise.
Une justice à deux vitesses, sordide et mondaine
Je tente de me rappeler de la dernière fois, en Guinée, que justice est rendue (même de façon isolée) dans une affaire de répression. Aucun souvenir d’un tel scénario ! Ce que je sais, par contre, c’est que toutes les gouvernances ont connu des procès vedettes et historiques. Le tribunal révolutionnaire a toujours créé des alibis pour museler ; les militaires (du Redressement utopique au Développement illusoire) ont tous fait passer leurs parodies de justice à la RTG ; le « premier président démocratiquement élu », lui, était un expert en vitesse juridique pour inculper des innocents ̶ Sidy Souleymane N’Diaye peut revenir sur ses aveux.
Donc, tous les régimes guinéens ont eu leurs propres instruments judiciaires pour trouver leurs propres coupables. Mais qui ou quoi ont-ils jugé ? Ils ont choisi la justice de la récupération des biens au détriment de la justice de réhabilitation, ou justice générale tout court. Le pays du cynique Camp Boiro, du sanglant 22 janvier 2007, de l’abominable 28 septembre 2009, de l’exécrable troisième mandat… Ce pays veut juger des coupables. Mais de surcroît, pas un seul cas de tout ce passé honteux et embarrassant. Quel drôle de pays !
Qui a dit que le CNRD va se démarquer de ses prédécesseurs ?
Je veux bien le croire ! Je crois d’ailleurs à l’intégrité du Colonel Doumboya. J’ai souscrit au forfait de confiance sur sa bonne foi. Mais s’il y a une seule case que je ne suis plus prêt à cocher sur le formulaire de sa gouvernance, c’est celle de l’espoir en une justice pour les opprimés. S’il a eu le courage de mettre les crimes économiques dans le panier des priorités, et de bouter les crimes humains hors du débat public, c’est qu’il n’y aura aucune action contre ceux qui ont tué. Ceux-là seront blanchis alors que la fameuse CRIEF (dont j’apprécie tout autant la mission) a placé au centre de la préoccupation les débats sur les détournements de fonds depuis la genèse de la République. Vous imaginez le déséquilibre et l’injustice de la justice à la guinéenne ? Quel courage de vouloir explorer les mines de gravier avec tant d’efforts, alors que les mines d’or ne demandent que le quart de ces efforts ! Le terrain de la réconciliation nationale, par exemple, ne demande qu’une simple reconnaissance des crimes commis, appuyée par une réhabilitation officielle de tous ceux qui ont injustement fait les frais de la cruauté de l’Etat. Mais le CNRD, qui veut faire mine de sainteté, préfère fermer les yeux sur tout crime de sang. Et il réussit bien à y entraîner le peuple. Personne n’en parle ! Et pourtant, une seule âme ôtée par l’Etat est, à l’infini, plus chère que les biens infinis qui pourraient éternellement être spoliés de l’Etat.
Et alors ?
A moins que les nouvelles autorités se dédisent sur leur engagement d’une justice de boussole, à défaut de créer de juridictions spéciales, que les tribunaux traditionnels s’activent pour faire la lumière sur tous les crimes commis par l’Etat guinéen. Avant le pardon, la justice doit se faire. Que le président de la transition arrête sa ruse non-fuitée et extrêmement flagrante qui consiste à afficher une volonté artistique de refonder l’Etat sans passer par le fondamental : la véritable justice. Qu’il place des Aly Touré sur ne seraient-ce que les répressions du régime déchu. Mais comment le faire sans heurter la sensibilité de son mentor, ou même de ses mentors ? Voilà pourquoi les listes noires du FNDC ne devraient pas être élaguées même après le 05 septembre. Voilà pourquoi nous devons ouvrir d’autres listes noires. Car tout pouvoir qui refuse de juger les crimes humains est, soit complice soit complaisant : il protège ou se protège !
Heureusement que si la justice humaine est sélective et bancale, celle de Dieu est si vaste et juste qu’aucun agissement sanglant ne peut être passé en sourdine ou être omis. Si vous ne créez pas la Cour de Répression des Crimes de Sang (CRCS), la Cour des Cours, celle de l’Éternel, elle, n’épargnera ni vous ni nous ; ni victimes ni bourreaux.
Reposez toujours en paix, chères victimes. Vous voyez déjà que la République que vous avez voulu défendre et servir vous a oubliés !
Abdourahmane Sénateur Diallo, auteur, journaliste, blogueur.